La faute à l’île

Imaginez un vieux ferry en Grèce à la mi-mai, marins et passagers fermement masqués. Le navire va accoster sur la terre ferme où je dois passer quelques heures. Les précautions adoptées en temps de covid restent présentes à mon esprit et je me précipite aux toilettes. En ressortant sur le pont, je cherche mes lunettes de soleil dans le grand sac en paille où je les ai négligemment jetées. Elles ont disparu, ô désespoir, je venais de les acheter.

Retour au pas de course, coup d’œil par terre : rien. J’erre sur la coursive quand une jeune femme qui me croise me dit « si vous cherchez vos lunettes, je les ai vues, dans le coin au fond ». Ah bon ? Je me précipite à nouveau en maudissant mon égarement. En sort une dame âgée en robe noire agrippée à trois sacs bien fermés. Je pousse la porte, me penche. Rien, nulle part.

Le soliloque s’enclenche. C’est elle, j’en suis sûre, bien trop calme quand je lui demande poliment si elle a vu mes lunettes, c’est elle, je le sens. Je descends du ferry derrière elle puis marche sur le quai dans son sillage. Elle avance d’un pas tranquille en balançant ses sacs, impassible devant le questionnement pressant de ma présence.

Avant d’abandonner, je lui demande une nouvelle fois « êtes-vous sûre…. ? ». Elle ne relève pas l’étrangeté de mon insistance, se contente d’un « non » et gagne la partie. Je ne saurai jamais si l’un des trois sacs contenait les super lunettes de soleil rondes qui n’avaient rien à faire sur son visage de veuve grecque.  

Quelques jours plus tard, j’égare ma montre sur une plage, là où l’an dernier, j’avais perdu un slip, laissé le temps d’une baignade ventée avec mes habits sur un banc. La liste des objets perdus et parfois retrouvés sur l’île serait longue.

Ne plus prendre le ferry, ne plus venir sur l’île, ne plus… bouger ? Je n’ai pas trouvé de remède mais au moins une explication. Le problème, me suggère un médecin spécialiste de la Chine, viendrait de l’humidité, celle du village creusé dans le rocher, celle de ma maison. Elle décentre l’esprit, les Chinois du Sud le savent bien, et pourrait expliquer mes égarements.

Ouf, quel bien ça fait de se dire que tout ça, c’est la faute à l’île.

04/28/2021
Générations