Fin novembre, la nuit tombe tôt, il fait froid dehors, on effleure les autres passants et rentre chez soi. Une de ces soirées où l’attente que vivent tant d’immigrés pour obtenir des papiers et mener ici une existence à peu près tranquille me prend à la gorge. Il arrive encore en Suisse qu’on attende un statut de réfugié pendant une décennie. Il arrive qu’on patiente des années supplémentaires, une fois le statut obtenu, pour faire venir sa fiancée qui attend de son côté, là-bas. Il arrive aussi qu’on patiente des années pour obtenir un permis B après avoir travaillé quinze ans en Suisse, sur le mode clandestin certes, mais sans jamais dépendre de l’aide sociale et alors que les preuves de son indépendance économique ont été réunies.
Une chose est d’écouter l’attente que l’on nous raconte. Une autre est bien sûr de la vivre. Je n’ai jamais eu à supporter cette attente-là et ne peux qu’imaginer une existence suspendue à la décision qui tarde à tomber. Je ne peux qu’imaginer l’attente qui m’obligerait à remplir sans broncher de nouveaux papiers, à payer de nouveaux frais. A supporter les délais reportés, ou est-ce pire, l’absence de tout délai. A ne penser qu’au jour le jour et me contenter de contacts virtuels avec des proches à la santé précaire alors que le temps file.
Nous autres, citoyens chanceux, avons toutes et tous attendu ici et là. Peut-être une opération cruciale, la nôtre ou celle d’un proche. Une autorisation récalcitrante ou un subside crucial. Mais nous pouvons sans crainte insister, voire hausser le ton devant un guichet de l’administration. Nous ne risquons pas qu’on nous refuse un permis décisif. Cette peur, je ne la connais pas.
Nous avons peut-être été malmenés ici et là par un fonctionnaire abusif. Je me souviens que dans les années 1970, la Suisse orientale refusait un domicile aux concubins. L’interdiction en vigueur alors semble folklorique cinquante ans plus tard. Je n’ai jamais eu à fuir des contrôles policiers ni à courber le dos pour sauver ma peau. J’ai pu anticiper mes changements de domicile en emportant davantage d’effets que le contenu d’un sac à dos. L’agilité qu’exige l’exil, je ne la connais pas.
Grâce à un proche qui traite les demandes dans un centre fédéral d’accueil pour requérants d’asile, je peux aussi imaginer, toujours de très loin, une autre face de la réalité que vivent de nombreux immigrés. Les dossiers qui affluent dans des services qu’ils ne doivent pas submerger. Les destins qui défilent à un rythme soutenu lors des auditions, des interrogatoires quasi policiers. Les histoires insoutenables à écouter sans états d’âme apparents, les contradictions et mensonges à traquer, les décisions à prendre, les rapports à rédiger. Ces fonctionnaires se forment régulièrement pour mieux comprendre l’état du monde et s’efforcent d’écouter vraiment. Eux vivent le contraire de l’attente. La pression du temps, la lourdeur des récits et la fatigue du trop plein.
De mon côté, je m’assigne une mission très modeste pour l’an prochain. Accompagner dans leur approche de l’existence en Suisse romande un petit groupe de personnes immigrées enfin dotées d’un permis solide. Afin qu’au-delà du français qu’ils et elles maîtrisent déjà plutôt bien, ils et elles se familiarisent davantage avec les usages de la région. Tester ensemble la liberté de parole, ses ouvertures, ses limites. Et surtout l’adéquation du langage souhaitable dans différentes situations. Pour, après l’attente, palper du bout des mots les comportements habituels dans leur nouveau quotidien.