Slalomer en ville entre de jeunes parents pilotant leur vélo chargé de bébés casqués ou se hasarder sur l’autoroute parmi des hordes de chauffards plus énervés que jamais. Vive la normalité revenue. Autre défi, plus ardu : proposer des réflexions qui n’aient pas été usées jusqu’à la corde par l’Himalaya d’informations contradictoires et d’idées reçues qui nous ont submergés ces derniers mois.
Les media ont bien sûr traqué les « angles morts » durant cette crise, à savoir les réalités sociales dérangeantes dont ils nous épargnent le matraquage quand tout est censé bien aller. Là, nous avons dû des semaines durant applaudir les soignants dont nous savons tous qu’ils sont en sous effectifs et bien souvent insuffisamment rémunérés pour leur engagement. Nous avons dû faire mine de découvrir que les nettoyeuses en EMS et les caissières de supermarché accomplissent un travail exposé et mal payé. Nous n’avons pas été sommés d’applaudir, heureusement, les maigres primes et bons d’achats accordés à ces dernières par les géants de l’alimentation en lieu et place d’augmentation de salaire.
Nous avons été convoqués pendant des soirées entières devant les images de files « d’invisibles », « nécessiteux », « cabossés de la vie », attendant à Genève des sacs de nourriture. Le présentateur de Temps Présent a même parlé de « misérables », espérons qu’il s’agissait là d’une simple maladresse verbale. Mais…, « angle mort » ignoré de la plupart, l’évidence qu’en Suisse romande, des milliers de femmes de ménage sont non déclarées, souvent sans papiers et donc sans défense malgré leurs droits ? Nous tous qui rechignons ou avons longtemps rechigné à déclarer femme de ménage ou nounou, nous savons tout cela !
Nous avons bien sûr dû nous apitoyer sur les « aînés » confinés en EMS ou chez eux qui ne pouvaient cocoler leurs petits-enfants. Et le pourcentage non négligeable des personnes âgées qui n’a pas de petits-enfants ou alors des descendants dispersés de par le monde ou encore des familles dysfonctionnelles ? Ceux-là, confinés en permanence dans leur angle mort, n’ont presque jamais de visites ! Ils étaient donc chanceux, les grands-parents qui ont pu lancer et accueillir des baisers au balcon ou par Skype durant le confinement !
Et oui, parlons de l’EMS, ce « lieu de vie » ambigu par excellence. Encore une réalité sociale embarrassante même en temps dit normal : la société n’enferme-t-elle pas dans ce non-lieu les personnes âgées dépendantes dont elle ne sait plus que faire ? Ceux qu’on a décidé d’appeler des résidents ne sont pas considérés vraiment comme des malades, ce ne sont pas vraiment non plus des clients même si leur pension représente un coût considérable. Ce qui est sûr : ils gardent encore des droits.
Alors… n’est-ce pas désormais urgent de supprimer les chambres à deux lits qui subsistent dans le canton de Vaud ? Une éventuelle enquête sur les décès en EMS en fera sans doute le constat, le rideau qui sépare les deux lits voisins dans ces chambres-là n’a pas dû intimider la pandémie. Un vrai « angle mort » qu’il sera intéressant d’investiguer : le pourcentage des décès dû au COVID dans les chambres à deux lits des EMS du canton.
Mais le courant d’air chaud qui nous a rapprochés pendant quelques semaines se refroidit très vite et nous voici déjà renvoyés à nos réalités individuelles. Les grands parents peuvent à nouveau garder leurs petits-enfants, tout va bien. Les réalités dérangeantes risquent donc fort d’être très vite priées de regagner leur angle mort.